#Épuisés, les influenceurs quittent les réseaux sociaux

Gurky fait partie de cette poignée d’influenceurs francophones qui gagnent bien leur vie grâce à leurs vidéos sur YouTube. Devant la caméra, il met des gadgets de cuisine à l’épreuve, se délecte de mets de restaurants réputés et teste des recettes improbables. « On me décrit souvent comme étant un savant fou de la nourriture », lance-t-il en riant.

L’influenceur de 25 ans est à la tête d’une entreprise de trois employés, dont sa copine, qui est aussi sa vidéaste. Uniquement grâce aux revenus publicitaires de YouTube, il empoche plus de 100 000 $ par année. À cela s’ajoutent les partenariats publicitaires et l’allocation qui proviennent de ses plateformes secondaires comme Instagram et TikTok.

Mais en 10 ans de carrière, Gurky ne s’est jamais accordé de vacances. Quand on est allés en camping, on a fait une vidéo pour montrer qu’on est allés en camping», résume sa partenaire Rebecca.

Prisonniers de leur succès

Pour rester au sommet des fils YouTube, Gurky doit publier au minimum une vidéo par semaine. Ses abonnés ne suffisent pas : pour rester en tête de peloton, les influenceurs de renom doivent surproduire.

C’est excessivement capitaliste. Plus tu travailles, plus tu es récompensé. Sur les réseaux, il n’y a pas de standards : le but, c’est d’être le plus actif possible», explique Gurky. Son équipe et lui multiplient les heures de travail, souvent aux dépens de leur vie personnelle.

On ne sait pas si dans cinq ans on sera encore là. On a lâché le cégep. Sur notre CV, à part dire j’ai fait des vidéos YouTube, on n’a pas grand-chose à écrire», s’inquiète Rebecca.

Depuis quelques années, de grands noms des plateformes ont été forcés de délaisser les réseaux. Le youtubeur suédois PewDiePie, 111 millions d’abonnés, a disparu un certain temps afin de se remettre d’un épuisement professionnel. La star espagnole des jeux vidéo, El Rubius, 40 millions d’abonnés, a confié à ses admirateurs qu’il vivait des crises de panique avant ses directs. Et récemment, l’étoile montante Elle Mills a avoué souffrir d’un profond mal-être. La jeune Ontarienne a depuis délaissé sa carrière d’influenceuse.

Il y a clairement une forme d’industrialisation de ce travail-là que l’on peut référer à l’industrialisation au sens d’usine», avance Camille Alloing, professeur de communications à l’UQAM. On est dans une vraie forme de prolétariat. On a des individus qui, par définition, sont aliénés aux plateformes.»

Le chercheur s’intéresse au travail émotionnel des influenceurs, dont le métier est rythmé par l’intransigeance des algorithmes. Tout le principe de ces plateformes, c’est d’avoir des algorithmes qui vont changer constamment leur manière de calculer, de pondérer, de hiérarchiser les données.»

La mise en scène de soi et la construction d’un lien affectif avec les abonnés, combinées à ces exigences de production, mènent trop souvent au burnout», observe Camille Alloing. À un moment, la mise en scène craque et la pression devient trop forte.»

En France, l’épuisement des influenceurs a même attiré l’attention des politiciens. Afin de réglementer ce nouveau métier, le ministre de l’Économie a lancé une concertation publique autour de la question en janvier. Elle pourrait mener à la création d’une toute première fédération professionnelle des influenceurs.

La tyrannie des abonnés

Les exigences des admirateurs prennent différentes formes. Dans le cas de Naïla, connue en ligne sous le pseudonyme de La grosse qui fait des vidéos», ce sont leurs témoignages et leur appel à l’aide qui s’ajoutent à son travail d’influenceuse.

Des fois, les gens sont très exigeants et c’est très drainant. Pendant le mouvement #MoiAussi, je me suis retrouvée avec tout plein de témoignages d’agression sexuelle.» Même chose après la mort de l’Afro-Américain George Floyd, ou celle, plus récente, de Tyre Nichols. Je ne peux pas être le canal parce que moi, je parle de racisme. J’ai un cœur. On peut m’en parler. Mais parfois, c’est très graphique.»

Naïla n’est ni travailleuse sociale ni psychologue. C’est son contenu en ligne qui lui attire ces commentaires : elle produit des vidéos et des épisodes de balado sur la lutte contre le racisme, la grossophobie et le travail du sexe. Une spécialisation qui lui attire aussi un nombre incalculable d’intimidateurs.

Pour l’empêcher de se bâtir un réseau d’abonnés et de gagner de l’argent grâce à son contenu en ligne, des détracteurs signalent les vidéos de Naïla à répétition en prétendant qu’il s’agit de contenu indésirable, ce qui entraîne une fermeture de ses comptes.

Fin 2020, j’ai perdu mon compte Instagram avec près de 20 000 abonnés, ça a fait descendre mes revenus de 80 %», explique Naïla. C’est exigeant. Des fois je me sens moins heureuse à cause des réseaux, je le sais très bien.»

Victoria Charlton, 700 000 abonnés sur YouTube, a failli craquer et tout lâcher il y a quelques semaines. L’influenceuse, qui se spécialise dans les histoires criminelles, pouvait cumuler jusqu’à 80 heures de recherche pour une seule publication.

Grâce à son succès sur les réseaux sociaux, elle a lancé un balado et une série télévisée, en plus de publier un roman. Pour s’assurer que sa popularité ne s’effondre pas, la youtubeuse a mis la pédale au fond. Je suis allée en lune de miel pendant trois semaines et je publiais encore des vidéos chaque semaine. J’étais au Japon et je devais répondre aux commentaires.»

Son récent épuisement professionnel l’a encouragée à ralentir. Mais quand je l’ai annoncé sur ma chaîne, il y en a qui se sont désabonnés, qui m’en ont voulu», s’étonne Victoria.

Les abonnés participent aussi à la pression que vivent les influenceurs. Ils sont particulièrement exigeants envers ceux qu’ils suivent et ne se gênent pas pour souligner leurs absences des réseaux. Les followers en parlent», renchérit Gurky. Ils mentionnent même notre performance et le soulignent quand on a moins de vues avec une vidéo. Ça ajoute à la pression.»

Si on ne sourit plus, on n’est plus un influenceur»

Le professeur Camille Alloing estime que l’entretien des liens entre l’influenceur et son public relève du travail invisible. On ne doit pas le montrer comme étant un travail, mais c’est un travail émotionnel de gérer toute cette toxicité et tout cet amour.»

Une tâche qui s’ajoute à la promotion publicitaire, à la comptabilité et bien sûr à la création de contenus. Avec le sourire, parce que si on ne sourit plus, on n’est plus un influenceur», fait remarquer le chercheur.

Tant et aussi longtemps que la régulation entourant le métier d’influenceur sera assurée par les plateformes, plusieurs y laisseront leur santé mentale, juge Camille Alloing. Sans régulation, il y a des personnes qui s’épuisent, qui se fatiguent, qui sont précaires. On pourrait toujours se dire que certains ont une belle vie et que c’est facile de produire une vidéo sur YouTube. Pour autant, on a des personnes qui ont une véritable fonction dans nos sociétés, une fonction importante puisqu’elle marche», fait-il remarquer.

Je pense que le métier d’influenceur mérite plus de respect», estime Gurky. Il doit être plus reconnu et il faut trouver une méthode de travail pour pouvoir imaginer en faire une carrière à long terme.»

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