La misère qui saute aux yeux autour de Berri-UQAM ces temps-ci n’est pas nouvelle. Le malfamé, même s’il n’a plus le même visage aujourd’hui, côtoie les splendeurs du centre-ville depuis les tout débuts de la métropole. Retour dans le passé pour comprendre le présent du Quartier latin.
En 1800, la « cité de Montréal » dépasse à peine la rue Berri. Des vergers fleurissent dans ce fief de riches familles canadiennes-françaises. Les Papineau, Viger, Guy, Valois et Cherrier prospèrent dans ce qu’on appelait jadis le quartier Saint-Jacques.
Déjà, à cette époque, la richesse côtoie la misère. En 1842, à l’est du faubourg naissant, s’installe une communauté religieuse : les Soeurs de la Providence.
Ce pilier de la charité montréalaise naît de la volonté d’une certaine Émilie Gamelin. Son « asile de la Providence » construit sur la place qui porte aujourd’hui son nom sert une soupe populaire. Cet « asile » héberge aussi « 60 femmes infirmes », dont « 6 folles, 11 imbéciles, 9 paralytiques, 6 nerveuses, 6 boiteuses, 12 sourdes, 4 sourdes-muettes » à la mort de soeur Gamelin, en 1851, selon les chroniques de l’époque.
Pour ajouter à une misère qui hante les lieux, une « prison de correction » s’installe à l’angle de l’actuel boulevard De Maisonneuve, peut-on lire sur une carte datée de 1912. Il s’agit en réalité d’une école, l’institut Saint-Antoine, qui « réforme » les vagabonds de l’époque.
« Il n’y avait pas que des garçons délinquants », explique l’historien de Montréal Exploration Bernard Vallée. « Les jeunes délinquants étaient placés avec des orphelins ou des familles dysfonctionnelles. Il y avait également des jeunes filles qu’on décrivait comme délinquantes, mais aussi des jeunes filles qui venaient de familles dysfonctionnelles. À l’époque, on ne faisait pas la différence. »
L’Université de Montréal — sous la tutelle de l’Université Laval — se bâtit non loin, insufflant une dose de chaos estudiantin au quartier. L’église Saint-Jacques — longtemps la cathédrale de Montréal avant qu’elle ne passe au feu et que l’on construise une nouvelle cathédrale au square Dominion — trônait au centre de ce quartier mixte. Dans ces rues finissent par se croiser « autant des gens de la bourgeoisie que de la classe ouvrière ». On oublie d’ailleurs qu’on y distribuait au début du XXe siècle du lait pasteurisé. « Ç’a fait tomber de manière exceptionnelle la mortalité infantile », conte M. Vallée.
De mixte à bigarré
La belle époque respire dans ce quartier composé d’artisans, de bourgeois, de leurs enfants universitaires, de magasins, de bars… et d’organismes de charité.
Une vague de désuétude s’incruste dans le Quartier latin lorsqu’éclate la Première Guerre mondiale. Les mieux nantis quittent alors ce quartier pour le nouvel eldorado bourgeois de la métropole : Outremont. Les somptueuses demeures se subdivisent en maisons de chambres. Ouvriers et étudiants bigarrent un bas de la ville que l’on soigne de moins en moins. « Ce sont des maisons dans lesquelles des célibataires vivent, mais qui ont des revenus plus modestes », raconte Bernard Vallée.
Les résidents s’entassent dans ces rues remplies. L’institut Saint-Antoine se transporte dans l’Est vers 1930. Le déménagement de l’Université de Montréal se met en branle. On lorgne les hauteurs du mont Royal. La densité atteint un point tel que les bordels, les maisons de jeu et une faune interlope prolifèrent entre Saint-Denis et Saint-Laurent. Rien de bien chic.
Un second historien, le professeur émérite de l’UQAM Paul-André Linteau, parle carrément de « transformation radicale » du secteur. « Les Soeurs de la Providence étaient toujours là. Elles vont avoir leur fameuse soupe populaire dans le quartier. Elles vont venir en aide aux démunis du quartier, raconte-t-il. Quand on allait vers l’est, il y avait comme une gradation entre Sainte-Marie, Hochelaga et Maisonneuve. Le plus pauvre, c’était Sainte-Marie. Ç’a été comme ça jusqu’aux années 1960. »
Une modernité en cul-de-sac
Un ménage s’impose à l’orée des Trente Glorieuses. « On était à ce moment-là dans du vieux stock urbain. Des maisons construites dans la deuxième moitié du XJXe siècle, qui, 100 ans plus tard, étaient devenues des taudis dans plusieurs cas. La réputation est plus dégradée », raconte Paul-André Linteau dans son livre sur la rue Sainte-Catherine.
Les élans de grandeurs du maire Jean Drapeau passent un coup de balai dans ce centre-ville. S’ouvre un métro avec un espoir de renouveau. La malchance ou la mauvaise foi (l’histoire ne le dit pas) facilite les choses. Le bâtiment des Soeurs de la Providence brûle en 1963, libérant du coup l’îlot central.
L’architecture autoroutière domine le paysage quand on inaugure en octobre 1966 l’édicule de la station de métro Berri-De Montigny. Des stationnements complètent la place fraîchement nivelée.
« La rue Berri, une rue ordinaire qui se heurtait aux jardins de l’Asile de la Providence, est prolongée, indique Bernard Vallée. On veut en faire une sorte d’autoroute, de voie rapide qui rejoint la Métropolitaine. C’est ce qui explique la largeur incroyable de la rue devant la Bibliothèque nationale et le début d’échangeur qu’on trouve dans le coin. »
Parmi les autres destructions sous le rouleau compresseur de la modernité, nommons le célèbre magasin Dupuis Frères fondé en 1868, remplacé depuis par le brutalisme aveugle de l’immeuble « Place Dupuis ». On recycle également le Red Light en construisant les Habitations Jeanne-Mance. La pauvreté se retrouve une nouvelle fois à la rue.
Les années passent et ce qui devait n’être que temporaire devient permanent. Une trentaine d’années s’écouleront avant que ne poussent sur l’asphalte du stationnement, en 1992, les Jardins Gamelin, que l’on visite aujourd’hui.
Toutes ces rénovations aux parfums de modernité laissent un goût amer dans la bouche des historiens amoureux de Montréal, comme Bernard Vallée, qui parle d’une « stérilisation » de la vie urbaine. « Pourtant, on est en plein centre-ville ! La dégradation a commencé par des projets qui n’ont pas vraiment tenu compte du coin. »
Les traces de cet abandon tranquille du tissu social abondent. Un peu au sud, l’ancienne École du meuble, où naquit le manifeste Refus global, au coin de René-Lévesque et de Berri, demeure ignorée de tous. Tout à côté, le CHSLD Jacques-Viger est fermé depuis plus de dix ans, laissant à l’agonie un splendide bâtiment patrimonial cumulant 150 ans de vie utile. Au nord, la Bibliothèque nationale du Québec semble avoir fermé les livres sur une deuxième phase. Le projet qui devait prolonger ce temple du savoir jusqu’à la rue Ontario ne fait plus parler ni rêver personne. Et doit-on revenir sur la triste saga de l’îlot Voyageur et de sa gare désaffectée qui mène les voyageurs vers un édicule « insalubre » ?
L’histoire semble donc se répéter avec, à l’ouest, un quartier bourgeois qui regarde vers ses spectacles, à l’est, un quartier populaire qui s’y concentre et, au milieu, un quadrilatère duquel on détourne les yeux.