«Tuer un tigre», ou l’incroyable combat d’un père indien pour obtenir justice pour sa fille

« La honte s’est abattue sur la maison de la fille à cause de ce garçon, alors pourquoi ce serait mal qu’il l’épouse ? » Cette phrase, lancée avec candeur par une villageoise indienne dans le documentaire Tuer un tigre (To Kill a Tiger), résume le long chemin qu’il reste à faire pour lutter contre les viols collectifs dans un pays où un viol est signalé toutes les 20 minutes et où le taux de condamnation est inférieur à 30 %.

Lorsqu’une jeune fille de 13 ans se fait violer par trois jeunes hommes, la honte s’abat sur elle et sa famille. Le chef du village et les habitants, hommes et femmes, sont unanimes, il n’y a qu’une seule solution : marier la jeune fille à l’un de ses agresseurs. Mais l’adolescente, traumatisée, ne l’entend pas ainsi. Et chose extrêmement rare, son père, Ranjit, choisit de défier l’autorité du village pour se porter à la défense sa fille.

« C’est un vrai héros », résume la documentariste Nisha Pahuja, qui a choisi de suivre ce père de famille, cultivateur de riz ordinaire, dans sa quête extraordinaire. La cinéaste de Toronto suivait une équipe de militants de la fondation Srijan pour l’égalité des genres en Inde lorsqu’elle a rencontré Ranjit, quelques jours seulement après le viol de sa fille.

Pendant un peu plus de deux heures, on suit la quête de cet homme, visiblement dépassé par les événements. Lorsque l’histoire sort dans les journaux, c’est lui — et non pas les trois hommes qui ont violé une adolescente — qu’on accuse d’avoir apporté la honte sur le village.

« En Inde, particulièrement dans les villages, la vie est très ancrée dans la communauté. L’honneur du village est très important, car c’est ainsi qu’ils survivent. C’est pourquoi ce que Ranjit a fait est tellement courageux, parce que ça impliquait que sa propre survie était en jeu », explique Mme Pahuja en entrevue sur Zoom.

Intimidation et menaces

Les villageois interrogés dans le documentaire semblent avoir plus de pitié pour les agresseurs, qui sont emprisonnés pendant les procédures judiciaires, que pour la jeune fille, que l’on accuse de tous les torts. « Une fille a toujours sa part de responsabilité », résume le chef du village.

Et si tout le monde s’inquiète du fait qu’aucun homme ne voudra désormais épouser l’adolescente « déshonorée », personne, à l’exception des militants de la fondation Srijan, ne montre le moindre intérêt pour ce qu’elle a vécu, ne s’interroge sur les impacts d’un viol collectif sur une enfant ou ne s’intéresse à ce qu’elle souhaite, elle. « Elle est encore mineure, elle ne connaît rien du monde. Ce qu’elle veut, ce qu’elle ne veut pas, elle n’est pas capable de le savoir », estime le chef.

Pendant les procédures judiciaires, qui durent de longs mois, Ranjit et sa famille subiront le mépris et seront victimes de menaces et d’intimidation de la part des familles des accusés et des autres villageois. On sent sa détresse,sa solitude, sa peur. Il est fatigué, ne dort plus de la nuit, terrassé par les menaces qui planent sur lui et sa famille. « Il y a définitivement des moments où on a senti qu’il allait abandonner, qu’il allait succomber à la pression », raconte Mme Pahuja. Mais il a continué de se battre, contre vents et marées.

« Ma fille dit toujours : plutôt mourir que d’abandonner, raconte avec émotions Ranjit à la caméra pour expliquer sa détermination. Si une fille si jeune peut être aussi courageuse… » Un sourire se dessine sur son visage. « Quand je pense à elle, ma peur disparaît. »

Une épreuve « terrifiante »

Devant les tribunaux, où il se présente frais rasé, avec une chemise neuve faite sur mesure, Ranjit est désorienté. On sent ses craintes : comment arrivera-t-il à se faire prendre au sérieux, lui, simple fermier ? Les trois accusés, de leur côté, semblent prendre tout cela à la légère, faisant même des menaces à l’équipe de tournage. « Quand je serai sorti, je prendrai cette caméra et leur donnerai une leçon », lance un des jeunes avec mépris.

Ces menaces ont trouvé écho au village, où des habitants en colère se sont attroupés autour de l’équipe de Mme Pahuja dans la maison de Ranjit. « C’était vraiment terrifiant », raconte-t-elle en entrevue.

Pourtant, elle avait vu la tension monter et savait qu’il y avait un risque que ça explose. « Mais quand c’est arrivé, j’ai ressenti une grande honte. Je me sentais comme un chien dans un magasin de porcelaine. Je comprenais qu’on créait de la souffrance », avoue-t-elle, encore troublée par cet assaut et cherchant les mots pour exprimer un sentiment difficile à cerner.

« Bien sûr, quand on pense à ces gens, on se dit qu’ils ont tort, mais pour eux, c’est ça, la vérité. Ils tentent de préserver un système qui est important pour eux. Et j’ai ressenti, d’une certaine matière, que j’avais créé de l’interférence dans un écosystème, résume-t-elle. Comme documentariste, il y a des moments où on est confronté à des questions éthiques : rien n’est jamais blanc ou noir. Mais si l’Inde peut vous enseigner quelque chose, c’est combien le monde est compliqué et combien les cultures et les systèmes sont complexes. »

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