Exiger des explications, demander des excuses, réclamer sa destitution, puis accuser le premier ministre fédéral, Justin Trudeau, de « cautionner le mépris envers les Québécois » en la maintenant dans ses fonctions. La réaction du premier ministre du Québec, François Legault, à la mise au jour de déclarations passées de la représentante spéciale du Canada chargée de la lutte contre l’islamophobie, Amira Elghawaby — « la majorité des Québécois semblent influencés non pas par la primauté du droit, mais par un sentiment antimusulman », par exemple —, était raisonnable, estime l’historien et sociologue Gérard Bouchard. « Moi, je comprends bien la position de monsieur Legault. Et, je l’approuve », affirme-t-il sans détour.
Les Québécois — et le chef du gouvernement québécois — n’ont-ils pas l’épiderme sensible ? Amira Elghawaby a tout de même présenté des explications, puis des excuses, en milieu de semaine. « Ils ont surtout l’épiderme usé parce que ça fait longtemps que ça dure, ça. C’est une image très négative que le Canada anglais construit à propos du Québec, et des Québécois francophones en particulier, alors que, quand on a la chance de voir des sondages et des statistiques qui sont fiables, on s’aperçoit que les Québécois ne sont pas pires que les Canadiens anglais en matière de pluralisme, de racisme, etc. », répond Gérard Bouchard, y voyant la perpétuation de la « vieille tradition » de dénigrement du Québec (Quebecbashing) dans le reste du Canada.
Dénoncer le Quebec bashing
« Le Québec n’est pas très à l’aise avec une philosophie canadienne qui s’exprime de plus en plus maintenant par une espèce de moralité qui n’est pas très sophistiquée. On le voit bien dans ce geste de demander à une personne qui nous a humiliés de venir ensuite travailler avec nous », poursuit l’ex-coprésident de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles (2007-2008).
« Là, monsieur Legault, il parle fort, il est très fâché », observe d’un bon oeil Gérard Bouchard. Selon lui, il s’agit de « la première fois qu’un premier ministre se dresse comme cela pour défendre l’image du Québec, pour dénoncer le Quebec bashing ». « Plusieurs porte-parole de notre société le faisaient, mais par la voix du premier ministre, le faire d’une manière aussi claire, aussi énergique, il me semble qu’il n’y a pas beaucoup de précédents », ajoute le titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les imaginaires collectifs.
En 2021, François Legault s’est plaint de la question sur les projets de loi « discriminatoires » sur la laïcité de l’État québécois (loi 21) et sur la langue officielle et commune du Québec, le français (loi 96) posée par Shachi Kurl lors d’un débat des chefs. En 2017, Philippe Couillard a dénoncé la diatribe « Pourquoi y a-t-il autant de massacres dans la province “progressiste” du Québec ? » lancée par J.J. McCullough dans le Washington Post au lendemain de l’attentat de la grande mosquée de Québec. En 2010, Jean Charest a reproché à Maclean’s d’avoir invité Bonhomme Carnaval à poser fièrement, avec une mallette débordant de billets de 20 dollars, sur la une de son édition de septembre afin d’illustrer un dossier sur la province la plus corrompue au Canada… le Québec. En 2006, il a égratigné l’« analyse sectaire » faite par Jan Wong selon laquelle la « marginalisation » des immigrants, résultat des « querelles et des lois linguistiques » du Québec, aurait pu mener aux tueries du collège Dawson, de l’Université Concordia et de l’École polytechnique.
Tensions politiques
Gérard Bouchard s’est plutôt remémoré cette semaine la réplique du premier ministre Robert Bourassa après l’échec de l’accord du lac Meech. Celui-ci a soutenu que le « Canada anglais doit comprendre de façon très claire que, quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse, le Québec est, aujourd’hui et pour toujours, une société distincte, libre et capable d’assumer son destin et son développement ».
Le premier ministre libéral avait agi sur « les humeurs » des Québécois, fait remarquer Gérard Bouchard. « [Ce faisant, il s’était attiré] un capital politique pour ça. Et puis finalement, ça n’a rien donné. Ça a été absolument sans suite », raconte-t-il.
François Legault s’est « construit un capital politique à partir de » l’incompréhension et de l’indignation suscitées par la nomination d’Amira Elghawaby au sein de la population québécoise. Qu’est-ce qu’il en fera ? « Est-ce que ça va aller plus loin ? » s’interroge Gérard Bouchard. Avant d’ajouter : « Pour dire le mot, est-ce que ça va rallumer la mèche de l’indépendance ? » L’historien et sociologue ne parierait pas là-dessus.
Chose certaine, les vives réactions entendues d’une rive à l’autre au sujet de l’affaire Elghawaby « révèlent que les tensions entre la société canadienne et la société québécoise sont de plus en plus importantes et que la question nationale — que les journalistes et les chroniqueurs ont niée pendant des années — est toujours au coeur de plusieurs aspects de la société québécoise », souligne la professeure émérite au Département de sociologie de l’UQAM Micheline Labelle.
Elle n’a rien à redire sur la réaction du gouvernement québécois aux propos d’Amira Elghawaby jusqu’à maintenant. Mais, le « nationalisme de survivance un peu plus moderne que [celui en vogue] au début de la Révolution tranquille » auquel il souscrit a ses limites, avertit-elle. « Ce n’est pas un nationalisme politique, citoyen, digne d’un pays indépendant. »
«Il se peut aussi que monsieur Legault se défâche », suggère de son côté Gérard Bouchard.
D’ailleurs, François Legault a dit sur le chemin de la salle de l’Assemblée nationale, jeudi, que son homologue fédéral, Justin Trudeau, « va vivre avec » la « mauvaise décision » qu’il a prise en recrutant et en gardant en poste Amira Elghawaby. Comme s’il voulait passer à un autre appel.