Devant un marché locatif ultra compétitif, sans dossier de crédit au pays, Ning Tianning et sa famille se sont tournés vers Airbnb pour dénicher un logement pour leur séjour de près d’un an à Toronto. Jamais n’avait-elle imaginé se retrouver au centre d’une dispute immobilière dans laquelle une multinationale américaine tente de jouer les médiateurs.
Fin août, Mme Ning emménage avec son mari et ses deux enfants dans une maison de quatre chambres au cœur d’un quartier convoité de la métropole.
Selon des documents consultés par Radio-Canada, elle s’est entendue avec la propriétaire sur une location de 311 jours pour un total de 52 701 dollars, soit environ 5150 dollars par mois pendant 10 mois.
Mme Ning trouve un travail à distance, son mari est embauché à l’Université York à titre de professeur invité et leurs deux enfants fréquentent leurs nouvelles écoles où ils ont été inscrits avec l’aide de la propriétaire. La famille expatriée de Suisse s’adapte rapidement à sa nouvelle vie dans la Ville Reine.
On était très confiant jusque-là, vraiment aucun problème», se remémore Mme Ning.
Propriétaire de la demeure depuis une vingtaine d’années, Suzanne Porter habite chez ses beaux-parents. Mais le décès en juin dernier de sa belle-mère a été source, soutient-elle, d’une crise de santé mentale» dans sa famille.
Des professionnels de la santé lui auraient recommandé de regagner sa maison.
Nous avons contacté Airbnb le 2 janvier pour savoir si c’était possible et ils nous ont dit oui», raconte Mme Porter.
Le même jour, elle envoie un message à la famille qui loue sa maison pour l’informer qu’elle doit quitter le logement avant la fin du mois, six mois plus tôt que prévu.
Nous savions que ce serait déstabilisant pour eux», note la propriétaire, toutefois rassurée par l’impression qu’Airbnb allait aider la famille à trouver une autre maison.
La nouvelle prend les locataires de court. Je lui ai dit que nous n’acceptions pas et que nous allions nous renseigner sur nos droits», raconte Mme Ning, indignée par la situation.
Deux jours plus tard, sans que les locataires donnent leur accord, la plateforme Airbnb affiche une réservation modifiée avec une date de fin au 31 janvier.
La propriétaire soutient que ses échanges avec Airbnb lui ont donné l’impression que la famille avait accepté le changement à la réservation.
Ils avaient 24 heures pour accepter ou refuser. Ils n’ont pas répondu, et dans le système d’Airbnb, comme me l’a expliqué [un agent du service à la clientèle,] c’est une acceptation», raconte Mme Porter.
Selon Mme Ning, qui a fourni des captures d’écran à Radio-Canada, le logement était alors à nouveau disponible sur Airbnb pour la même période couverte par l’entente initiale, cette fois au prix de 10 500 dollars par mois.
Mme Porter rétorque que cette tarification était prévue, mais pour la période estivale, alors qu’elle serait à l’étranger.
À ce jour, les locataires sont convaincus que la propriétaire a tenté de les évincer pour une question financière.
Le produit d’un règlement municipal et d’une fausse conception, selon un groupe militant
Aux dires de l’organisme Fairbnb, même s’il s’identifie comme une plateforme de location à court terme, Airbnb est devenu l’un des principaux joueurs dans le marché locatif à moyen et à long terme dans la métropole.
En septembre 2020, la Ville de Toronto introduisait un règlement empêchant les propriétaires d’une résidence secondaire ou d’une propriété à revenus de louer un logement sur un site de location à court terme pour une période de moins de 28 jours consécutifs.
Rapidement, plus de 7500 logements ont été inscrits sur Airbnb avec des conditions de location qui dépassent les 28 jours requis, selon les chiffres de Fairbnb, une coalition qui milite pour un encadrement plus strict des plateformes de location à court terme.
L’organisme estime qu’il y aurait à l’heure actuelle plus de 12 000 logements de ce type sur la plateforme, un nombre que confirme la Ville.
Selon Thorben Wieditz, directeur de Fairbnb, de nombreux propriétaires se tournent vers Airbnb dans l’espoir d’échapper à la loi qui régit la relation entre un locataire et un locateur.
Les propriétaires pensent que s’ils louent leur logement sur Airbnb, ils peuvent essentiellement […] annuler des réservations à volonté», juge-t-il.
C’est précisément la raison pour laquelle Mme Porter a inscrit sa propriété sur la plateforme de location.
Nous nous sommes tournés vers Airbnb parce qu’un an auparavant, nous avions un locataire dans notre maison et c’était un désastre. Ils ont causé des milliers de dollars de dégâts», raconte-t-elle.
La propriétaire soutient que la famille qui a loué son logement tentait initialement de signer un bail conventionnel, ce qu’elle a refusé.
Notre sentiment est qu’ils savaient dès le premier jour qu’ils n’étaient pas dans une [relation locataire-locateur], et ils essaient seulement d’utiliser cet argument maintenant», dit-elle.
Connaître ses droits et la loi
Dans les jours suivant la demande d’éviction, Mme Ning et son mari considèrent les logements que leur propose Airbnb. Ils visitent également des propriétés avec l’aide d’un courtier immobilier.
En parallèle, ils sollicitent l’avis d’avocats et de groupes de défense des droits des locataires. Rapidement, ils sont convaincus qu’ils sont protégés par la loi ontarienne et qu’en ce sens, la propriétaire doit passer par le processus d’éviction prévu par la loi.
C’est également l’avis de M. Wieditz et l’impression de Rodrigue Escayola, avocat associé chez Gowling WLG.
Sans pouvoir se prononcer sur la situation en question, l’avocat expert en droit des copropriétés note que la Loi sur la location à usage d’habitation offre une protection à toute personne considérée comme locataire, sauf pour des exceptions précises.
La présente loi ne s’applique pas à l’égard des logements destinés à être fournis aux voyageurs et aux vacanciers», peut-on lire dans le document de plus de 150 pages.
Si on a une entente de 10 mois, on ne peut plus, selon moi, tomber dans cette exception-là qui est très très restreinte», remarque M. Escayola qui estime que seule la Commission de la location immobilière peut trancher cette question, et non Airbnb, qui tente pourtant de jouer les médiateurs dans ce conflit.
Les annulations comme celle affectant ces voyageurs sont rares. Lorsqu’elles se produisent, nous nous engageons à les soutenir», a déclaré par courriel un porte-parole d’Airbnb.
Notre équipe de service client est en contact avec ces voyageurs et fournit une assistance continue, y compris pour trouver une nouvelle réservation.»
La multinationale a refusé de répondre aux questions de Radio-Canada, nous redirigeant plutôt vers les conditions d’utilisation de la plateforme.
La propriétaire et les locataires dans l’impasse
Le 27 janvier, la famille de locataires a soumis sa cause à la Commission de la location immobilière pour qu’elle résolve la situation, une démarche qui pourrait prendre des mois en raison du nombre de dossiers en retard.
La propriétaire s’y oppose. Elle soutient ne pas avoir de relation avec les locataires, mais plutôt une entente avec Airbnb qui a à son tour une entente avec la famille.
Le lendemain, la réservation disparaît complètement de la plateforme, une mesure prise par Airbnb selon la propriétaire.
La réservation […] est déjà annulée et n’est plus prise en charge par la plateforme Airbnb; ce qui veut dire que les voyageurs doivent quitter le logement dès que possible […] Ils n’ont plus aucune permission d’être dans votre propriété. Veuillez informer les autorités locales que cette personne [refuse de partir]», peut-on lire dans un échange dont Radio-Canada a obtenu copie entre un agent d’Airbnb et la propriétaire.
Mme Porter s’est rendue dans un poste de police pour voir sa demande être rapidement rejetée.
Demander à la police d’évincer les voyageurs n’est pas la façon dont le système fonctionne et [Airbnb] devrait le savoir. Mais ils ne m’ont certainement pas dit cela. C’est un gentil policier du poste de quartier 53 qui a pris le temps de me le dire», s’indigne la propriétaire.
Elle n’a toujours pas reçu le paiement du loyer pour le mois de février, Airbnb étant la partie responsable de faire l’échange d’argent.
Malgré la proposition de Mme Ning, elle refuse d’accepter une transaction à l’extérieur de la plateforme, de peur de confirmer une relation locataire-locateur avec la famille qui occupe toujours son logement.
Qu’est-ce que le gouvernement fait pour résoudre ce problème? Parce qu’il y a des milliers de logements loués sur Airbnb à Toronto, et si nous n’avons pas de directives claires sur la façon dont la loi s’applique, je ne sais pas comment nous sommes censés fonctionner», se questionne Mme Porter.
Dans un courriel transmis à Radio-Canada, une porte-parole du ministre des Affaires municipales et du Logement, Steve Clark, note que la Loi sur la location à usage d’habitation ne s’applique pas aux logements destinés aux voyageurs et aux vacanciers, mais que si un occupant obtient une location à long terme sur Airbnb, par exemple, [la loi] peut s’appliquer.»
L’Unité de l’application des mesures législatives en matière de logement locatif évalue la conformité à [la loi] au cas par cas», ajoute-t-elle.
De son côté, Mme Ning reçoit plusieurs messages par jour d’Airbnb lui demandant de libérer la propriété. Elle n’a pour l’instant aucune intention de quitter les lieux.
Avec des informations de Stephanie Skanderis de CBC