De Berlin, de Washington, de Londres, d’Ottawa… à Kiev. Les annonces faites cette semaine sur l’envoi de chars lourds à l’Ukraine, après des mois de tergiversations et d’hésitations stratégiques, viennent d’ouvrir un nouveau chapitre dans le soutien accordé par les Occidentaux à l’ex-république soviétique.
Elles confirment également au passage la solidité et la détermination de l’alliance des pays occidentaux face à l’agresseur russe, et ce, à l’approche du premier anniversaire de l’invasion du territoire ukrainien lancée par Moscou en février dernier.
Ce partage avec l’armée ukrainienne d’une petite centaine de chars issus de l’inventaire moderne des armées de l’OTAN donne un peu plus d’espoir à l’Ukraine de retenir l’avancée des troupes russes sur les fronts est et sud du conflit. Mais Kiev risque malgré tout d’avoir besoin de bien plus que de ce seul apport neuf en matériel lourd pour bouter les troupes russes hors de ses frontières internationalement reconnues, et pour commencer à envisager un retour de la paix.
« Même s’ils renforcent à court terme les capacités des forces armées ukrainiennes, les chars que vont faire entrer les pays de l’OTAN en Ukraine ont très peu de chances de devenir un facteur décisif dans cette guerre, dit en entrevue au Devoir l’historien de la guerre Alexander Hill, professeur à l’Université de Calgary, en Alberta. La mobilisation de la Russie est désormais beaucoup plus efficace qu’au début du conflit et le pays dispose de réserves en hommes et en matériel plus significatives », à la veille d’un printemps annonçant la reprise de l’offensive russe sur le terrain.
C’est dans ce contexte que les confirmations, en rafale tout au long de la semaine, de l’envoi en Ukraine de chars Leopard 2 de fabrication allemande et de chars américains M1 Abrams, ont été accueillies avec soulagement par le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, qui réclame ces armes lourdes aux Occidentaux depuis le début du conflit.
Après Berlin et Washington mercredi, Ottawa a pris part à cette coalition de partage jeudi dernier en annonçant que 4 de ses 82 chars Leopard 2 allaient prendre le chemin de l’Ukraine « au cours des prochaines semaines », a indiqué la ministre de la Défense, Anita Anand. L’Allemagne va en envoyer 14. Les États-Unis ? 31 exemplaires de ses Abrams. Cela devrait porter à près de 120 le nombre de chars occidentaux livrés à Kiev dans les prochains mois par l’ensemble des alliés de l’Ukraine, l’Espagne, la Finlande, les Pays-Bas, la Pologne, mais également la Norvège, qui a aussi suivi le mouvement.
« Les Russes avaient environ 2800 chars de combat au début de la guerre et ils en ont perdu environ 1300, résume en entrevue Anthony King, professeur en études de la guerre à l’Université de Warwick, joint cette semaine au Royaume-Uni. Avec les envois de l’Ouest, les deux camps se rapprochent de la parité : 1500 chars russes contre 900 chars ukrainiens. Sans compter que les chars occidentaux, Abrams, Leopard, Challenger 2 [modèle offert par les Britanniques le 14 janvier dernier], sont tous considérés comme supérieurs aux T-72 russes modernisés. »
La présence de ces chars occidentaux devrait également permettre de régler un problème d’approvisionnement en munition de 125 mm utilisées par les chars T-64 et T-72 des forces ukrainiennes, autant que russes d’ailleurs, et dont les réserves diminuent dangereusement des deux côtés du champ de bataille. Avec leur canon de 120 mm, les chars occidentaux vont pouvoir être « nourris » en munition avec les stocks de l’OTAN, plus garnis.
« Il est très probable que les combats décisifs à venir ce printemps vont avoir lieu dans des zones urbaines, les villes de Svatove, Kreminna ou encore Lougansk, poursuit M. King. Dans ces environnements, les chars vont être vitaux. Mais à eux seuls, ils ne suffiront pas. »
Un bon début
Le président ukrainien en est bien conscient, lui qui, mercredi soir, a remercié les Occidentaux pour leurs contributions significatives à son arsenal militaire défensif, tout en réclamant plus : des missiles à longue portée, des lance-roquettes, des systèmes de défense antiaériens ou encore des avions de combat.
Vendredi, la Belgique a répondu présente en annonçant l’envoi rapide de missiles antiaériens, de missiles antichars, de mitrailleuses, de grenades et de nombreux autres équipements militaires pour « permettre à l’Ukraine de continuer à se défendre contre l’invasion » russe, a détaillé la ministre de la Défense Ludivine Dedonder, lors d’une conférence de presse.
« Ce dont l’Ukraine a le plus besoin, ce sont bien sûr des chars de combat, mais également des systèmes de défense aérienne, des avions de combat, des drones plus sophistiqués, des munitions d’artillerie et, surtout, des flux continus de renseignements qui lui permettent de frapper prudemment les positions russes, tout en faisant le moins de dégâts possible, une nécessité puisque la guerre se déroule entièrement sur son territoire, commente en entrevue le politicologue Lubomyr Luciuk, spécialiste de l’Ukraine au Collège militaire royal du Canada. Sur tous ces plans, l’aide occidentale a été cruciale depuis le début et elle le reste, même si, malheureusement, elle arrive toujours un peu de manière tardive. »
Or, l’hésitation pourrait bien commencer à s’estomper, presque un an après le début d’une invasion que Moscou voulait expéditive et qui finalement s’est transformée, sous la résistance ukrainienne, en guerre d’attrition. C’est ce que croit l’analyste militaire ukrainien Oleg Zhdanov qui dit qu’en acceptant d’envoyer des chars à Kiev, l’Occident vient aussi de franchir le Rubicon, ce qui à l’avenir devrait faciliter l’envoi d’autres armes, sans doute plus létales. « La remise des chars Leopard 2 à l’Ukraine marque un changement majeur dans la politique des alliés occidentaux, qui ont cessé de craindre l’escalade et sont maintenant prêts à défier la Russie dans la guerre des ressources », a-t-il dit, cité par l’Associated Press. « L’Occident est contraint d’ouvrir plus largement les portes de ses arsenaux militaires à l’Ukraine », pour la soutenir dans sa défense des valeurs communes aux démocraties.
Solidarité délicate
Et cela n’annonce rien de bon pour Vladimir Poutine, qui mise depuis plus d’un an sur la fragmentation de l’alliance occidentale pour mieux soumettre l’ex-république soviétique et lui imposer ses visées impérialistes. C’est ce manque d’unité qui a permis ses premières conquêtes territoriales en Ukraine en 2014. Il est désormais placé face à un autre signal : les États-Unis, les pays de l’Union européenne, le Royaume-Uni, le Canada ne sont plus seulement là pour empêcher une défaite de l’Ukraine, mais pour désormais assurer une victoire de Kiev face à l’agresseur russe. Et ce, tout en continuant à avancer avec prudence pour contenir une colère inéluctable de l’ours que la perspective d’une défaite ne peut qu’amplifier.
« Il ne s’agit pas d’une menace offensive contre la Russie », a tenu à assurer d’ailleurs cette semaine le président américain, Joe Biden, tout en affichant l’unité des alliés sur l’aide envoyée.
« Nous faisons ce qui est nécessaire et possible pour soutenir l’Ukraine, mais nous empêchons en même temps une escalade de la guerre, vers une guerre entre la Russie et l’OTAN », a pour sa part dit le chancelier allemand devant le Bundestag, la chambre basse du parlement de son pays.
Un changement de politique qui passe aussi, du côté de la France, par un rapprochement désormais dans le discours de l’idée que cette aide militaire se joue dans un contexte de légitime défense, inscrit dans l’article 51 de la Charte de l’ONU. L’article évoque un droit naturel, « individuel et collectif, si une attaque armée se produit contre un membre des Nations unies » et permet de repousser du revers de la main les accusations d’attaque de l’Occident contre la Russie, que Moscou entretient à dessein pour maintenir toutes les pressions sur l’Ukraine.
« La livraison d’équipements militaires dans le cadre de l’exercice de sa légitime défense […] ne constitue pas une co-belligérance », a précisé jeudi la porte-parole du ministère français des Affaires étrangères, Anne-Claire Legendre, justifiant ainsi l’aide présente, tout en préparant sans doute le terrain pour celles à venir.
Avec l’Agence France-Presse